La liquéfaction du sang de San Gennaro (suite)

Le miracle de San Gennaro et les processions qui l’accompagnent ont fasciné et fascinent encore tous les étrangers qui en ont été témoins. C’est sans aucun doute la cérémonie du mois de mai qui retient particulièrement l’attention. Le récit qu’en fait Alexandre Dumas, évoqué dans la première partie de ce billet, dépeint une foule napolitaine joyeuse, bigarrée, bruyante et excessive qui se déverse le long du Spaccanapoli jusqu’à l’église de Santa Chiara à la suite du précieux buste reliquaire du saint et de ceux des compatroni ou patrons secondaires de la ville de Naples. On y distingue aussi la fameuse députation de la chapelle du trésor, composée de dix représentants de la noblesse et de deux du peuple napolitains qui veillent sans discontinuer depuis 1601 sur le culte de San Gennaro et ses reliques.

Depuis Dumas et jusqu’à aujourd’hui, les témoignages rapportent un déroulement quasi identique. Arrivée à Santa Chiara, la foule s’amasse en nombre dans l’église qui ne peut parfois la contenir entièrement. Les fidèles font tout d’abord la queue pour aller baiser la fiole et constater que le sang y est parfaitement sec et solidifié. Commencent alors les prières et les vieilles femmes du pays, les « parentes » du saint, entonnent des prières et des litanies pour favoriser le miracle. L’archevêque incline régulièrement l’ampoule pour vérifier le contenu de l’ampoule. Après un temps variable, le sang se liquéfie sans aucune intervention extérieure et le miracle s’est ainsi accompli. Durant la semaine qui suit, le reliquaire est exposé dans la chapelle du trésor et les fidèles s’y rendent pour recevoir la bénédiction par l’application de la sainte fiole sur le front.

Le buste reliquaire de San Gennaro dans la chapelle du trésor à Naples. On peut remarquer l’absence de la mitre alors à Paris, pour l’exposition au musée Maillol. Cliché Les doubles vies de Pompéi.

 Si Dumas parle de risques d’émeute, de vociférations et d’insultes adressées au saint s’il se fait trop prier, un comble, la foule semble assagie aujourd’hui bien que toujours aussi fervente. Selon le scientifique Michel Mitov, chercheur en matière sensible, qui a assisté en 2008 à cette cérémonie, la tension reste palpable jusqu’à l’accomplissement de la mystérieuse liquéfaction qui provoque toujours la joie et l’émotion de l’assemblée de fidèles.

Ce phénomène semble dépasser l’entendement : trois fois par an, dans la même fiole depuis des siècles, le sang séché du saint se liquéfie sous les prières des fidèles à une vitesse variable selon les occasions, garantissant ainsi la protection du saint sur la ville de Naples et ses habitants. S’il a pu être raillé ou décrié comme il le fut par Voltaire qui le trouve ridicule et signe de la superstition la plus grossière, ce miracle interpelle tous les esprits et nombreux sont ceux qui ont voulu en percer le secret. « La philosophie du dix huitième siècle et la chimie moderne y ont perdu leur latin : Voltaire et Lavoisier ont voulu mordre à cette fiole, et, comme le serpent de la fable, ils y ont usé leurs dents », résume Dumas, toujours lui.

En 1829, Eusèbe de Salverte (1771-1839), un homme étrange qui fut tout à la fois homme politique, chansonnier et passionné de sciences occultes, propose une recette simple du prodige : du spermaceti dit aussi blanc de baleine, une substance grasse et cireuse, ajouté à un peu de teinture rouge ; le mélange obtenu se fige à dix degrés au dessous de zéro et fond à partir de vingt degrés. Il suffirait ainsi de serrer dans sa main la fiole durant quelques instants pour obtenir la prodigieuse liquéfaction.

La parapsychologie s’est intéressée aussi au phénomène au cours du XXe siècle ; l’un de ses célèbres représentants, l’allemand Hans Bender, l’a rapproché de celui du poltergeist ou esprit frappeur, une explication qui a, on peut l’imaginer, suscité le scepticisme de nombreux scientifiques. Nous n’avons malheureusement pas eu l’occasion de lire son article sur le sujet.

En 1982, un physicien de l’université de Nice-Sophia Antipolis, Henri Broch, a appliqué la recette de Salverte en remplaçant le spermaceti par de l’huile de coco. En serrant dans sa main l’ampoule qui renferme la matière ainsi obtenue, la substance se liquéfie, à condition toutefois que la température ambiante soit inférieure à 24 C°, seuil de la transition de l’état solide à l’état fluide. Si le spécialiste en matière sensible Michel Mitov mentionné ci-dessus, admet la corrélation probable entre la température et la liquéfaction, il réfute que cela puisse en être la seule cause, notamment parce qu’il a constaté la liquéfaction constante du sang durant la semaine d’exposition alors que la température environnante était très variable, soumise aux variations de fréquentation du lieu. Il prend en considération une autre expérience menée en 1991 par le chimiste Luigi Garlaschelli de l’université de Pavie qui exerce le passionnant métier d’indagatore del mistero ainsi qu’il se définit lui-même sur son site, un titre qui n’est pas sans nous rappeler celui du célèbre héros de fumetti Dylan Dog, l’indagatore dell’incubo… Il a émis l’hypothèse selon laquelle le fluide serait thixotrope, c’est à dire sensible au mouvement, et que les vibrations du sol volcanique napolitain pourraient expliquer une liquéfaction du fluide même au repos, un phénomène accéléré par l’agitation de l’ampoule durant la cérémonie. Garlaschelli a ainsi fabriqué un fluide thixotrope à partir d’ingrédients disponibles à Naples à l’époque où l’alchimie était en vogue, à savoir entre autres, du chlorure de fer qui est contenu dans certaines pierres volcaniques et du carbonate de calcium que l’on retrouve notamment dans la coquille d’œuf. Le résultat obtenu en serait impressionnant, le gel thixotrope se liquéfiant et se solidifiant à nouveau en l’espace de quelques secondes, des délais qui ne semblent cependant pas correspondre à ceux relevés lors du miracle.

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Le cardinal Crescenzio Sepe durant la cérémonie en 2009 par Paola Magni (Flickr: Napoli. Il sangue è vivo) via Wikimedia Commons.

Selon Mitov, le sang de saint Janvier pourrait être un fluide colloïdal au comportement complexe, c’est-à-dire un mélange de liquide et d’une suspension de particules solides qui prend l’aspect d’un gel ou d’une pâte, qui serait à la fois thermosensible et thixotrope avec des seuils et des contraintes critiques versatiles qui expliqueraient les variations de l’état et du comportement du fluide. Le seul moyen de connaître la vérité serait bien sûr d’analyser le contenu de la fiole, ce qui n’a jamais été autorisé. Seules des analyses spectrographiques ont été conduites en en 1902, puis en 1988 par Pier Luigi Baima Bollone qui a conclu à la présence d’hémoglobine dans la fiole, cependant ces études, nécessairement indirectes, ne sont pas reconnues comme fiables par la communauté scientifique.

Une hypothèse particulièrement intéressante est émise par Michel Mitov sur la possibilité de la fabrication fortuite de cette matière sensible, par l’ajout d’une substance destinée à conserver le sang, ou bien même d’un peu de terre volcanique de Pouzzoles ramassée, pourquoi pas, par la vieille femme sur le lieu du martyre. Car en effet, comment ne pas rejoindre Dumas dans sa conclusion concernant la possibilité d’une duperie séculaire : « [E]st-ce un secret gardé par les chanoines du Trésor et conservé de génération en génération depuis le quatrième siècle jusqu’à nous ? Cela est possible ; mais alors cette fidélité, on en conviendra, est plus miraculeuse encore que le miracle. » L’idée de la présence de pouzzolane ou de toute autre substance volcanique est particulièrement séduisante, scellant ainsi par le sang le lien entre San Gennaro et le volcan. On ne peut d’ailleurs s’empêcher, même si c’est sans doute scientifiquement indéfendable, de rapprocher la liquéfaction du sang de la lave en fusion contre laquelle elle est d’ailleurs censée protéger Naples et ses habitants. C’est peut-être même ce qui explique l’ampleur et la longévité de ce culte dans cette ville où l’on peut d’ailleurs admirer pas moins de trois autres liquéfactions, celles du sang de Santa Patrizia, de San Pantaleone et de Saint Jean-Baptiste à San Gregorio Armeno. Si Walter Benjamin qualifiait Naples de « ville poreuse », au sens propre comme au figuré, par analogie avec le tuf jaune volcanique, on pourrait filer la métaphore en y ajoutant les propriétés de ce fluide versatile, à la fois menace et salut.

Tous les témoignages s’émeuvent de la fête napolitaine et de l’allégresse suscitées par l’accomplissement du miracle, un élan sincère qui l’emporte sur les interrogations scientifiques et religieuses, transcende la séduction du pittoresque et la tentation de la condescendance, le mépris du croyant et le scepticisme de l’athée. Rien ne l’illustre mieux que la scène finale du magnifique Voyage en Italie de Rossellini où les deux protagonistes se trouvent pris et emportés par une procession à la Vierge qui sera le catalyseur de la révélation de leurs sentiments.

Quelques références :

Alexandre Dumas, Le Corricolo, Paris, 1843, chapitres XIX, XX et XXI.

Michel Mitov, « La liquéfaction du sang de saint Janvier », Matière sensible, Paris, Seuil, 2010, p. 133-159.

Henri Broch, « La miraculeuse liquéfaction du sang de saint Janvier », in Au cœur de l’extraordinaire, Éditions book-e-book, 2004, p. 310-314.

Luigi Garlaschelli, F. Ramaccini and S. Della Sala, Nature, vol. 353, 1991, p. 507.

Eusèbe de Salverte, Des sciences occultes ou Essai sur la magie, les prodiges et les miracles, Paris, 1829, vol. 1, p. 332.

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